Transe canadienne

 

Aurélie Sécheret

 

Un paysage défile sous nos yeux, à travers le cadre. Nous voilà conviés à un singulier voyage en 17 gravures sur bois. Des instantanés de Canada, saisis le long de la ligne Toronto-Vancouver. Cette Transe Canadienne est une plongée dans des étendues infinies, des prairies dorées ondulées par le vent, des champs cultivés à perte de vue, des lacs nourris de paysages, des forêts innombrables et généreuses qui jusqu’en haut de leurs cimes laissent entrevoir leur profondeur ténébreuse. On sent presque le doux bercement du train à mesure que l’on avance, puis le silence de conifères et bouleaux meurtris, brulées ou abattus au sol par des rafales, prend place. Et au-delà, plus de bois ni de lacs, mais des étendues agricoles, des plaines parsemées de silos à grains. Nous sommes ici dans les prairies, autrefois domaine des bisons, aujourd’hui exploitées de façon intensive par la main de l’homme. Les paysages transcrits en noir et blanc par Ariane Fruit racontent l’émotion du voyage, son errement, sa fugacité et son empreinte dans les creux de l’âme. Ils offrent un nouvel imaginaire, une réalité brute en noir et blanc, à bonne distance de l’érable national paré des couleurs automnales et des sommets majestueux des Rocheuses avec ravins et cascades.

Lors d’un séjour en Québec en 2019, quand elle apprend l’existence de la ligne de chemin de fer mythique, « le Canadien », qui parcourt l’immensité du pays en 4 466 km et traverse quatre fuseaux horaires en 5 jours et 4 nuits, Ariane Fruit sait qu’elle en fera le continuum de son obsessionnelle attirance pour les trains, la vitesse et la captation du mouvement. Son carnet de voyage gravé rend compte de cette traversée continentale au bord de ce train de légende dont la construction n’a duré que quatre ans (de 1881 à 1885). Un chantier titanesque, sur un terrain parsemé de tourbières, torrents et rochers où il fallait parfois se frayer le chemin à la dynamite. Winnipeg, Saskatoon, Edmonton et Vancouver sont nées de son tracé. Cette épopée ferroviaire est aussi une épopée nationale pour l’historien George Stanley (1907-2002) : « sans le chemin de fer, il n’y aurait pas eu de Canada ». Ce voyage est donc une traversée dans l’histoire du pays, son ouverture à l’ouest et sa conquête qui allait mener à la ruée vers l’or et surtout briser les Premières Nations amérindiennes. En pénétrant dans les profondeurs des paysages, on ne peut s’empêcher de penser aux habitants de ces contrées dont il ne reste que quelques milliers de représentants : Algonquins, Cris, Hurons, Innus, Micmacs, Atikamekw, Abénaquis, Mohawks, Inuits.

Ariane Fruit a laissé ses terrains de chasse favoris, la ville, ses transports et ses passagers, pour les grands espaces contemplés au dehors, à travers la vitre du train. Elle a troqué les paysages souterrains en mouvement, pour les horizons au grand air soumis aux aléas du temps. Désormais, c’est la fenêtre du train qui sert de cadre à ses images au même format, comme l’écran d’un film projeté. L’immensité du Canada lui offre l’occasion d’une lente observation de la rapidité. Elle décline à loisir les effets de la vitesse sérielle sur une large palette d’horizons parsemés de prairies agricoles, de murailles de verdures qui en masquent les lignes de fuites. Elle revit le voyage encore et encore à mesure que le bois se grave dans les plus petits détails. Elle préfère encore et toujours transcrire l’essence des couleurs par la confrontation du noir et blanc. L’image devient objet de rite comme un acte chamanique qui consacrerait l’expérience vécue et rendrait hommage à la charge magique des espaces traversés. 

Nous sommes transportés dans ces noirs et blancs entrelacés et ensorcelants. Ils sont, par le procédé de la gravure sur bois, des absences et des présences juxtaposées. Ils se frottent jusqu’à créer de tonalités nouvelles : les noirs éblouissent avec densité les blancs et les font scintiller ; les ciels noirs, audacieux et massifs, inversent les sensations de monotonie rendant les paysages chauds et puissants. Ariane Fruit nous offre un voyage traversé par la lumière. 

Le bois est creusé dans les plus infimes détails recréant une calligraphie miniature de branches, feuilles, écorces, reflets, herbes folles. Le mouvement donne vie au paysage, et à ses composantes minérales et végétales. Avec un sens aigu de la composition, elle cisaille le bois comme une sculpture, créer des lignes de contrastes brutes, tritures les matières dans ses moindres recoins faisant naitre des textures inattendues. Et par une de ses mises en abime qu’elle affectionne, s’amuse à graver des peupliers sur du bois de peuplier. 

On se déplace avec elle, voyageurs immobiles, entre différentes temporalités, de saisons et de climats mais aussi entre ses médiums fétiches, la photo et la gravure, aux saisissantes similarités lexicales : matrice, intermédiaire, noir et blanc, encre, tirage, papier, négatif… Elle expérimente et puise dans les deux techniques sa maitrise du mouvement. Si la photo permet par l’instantanéité de saisir les flous et ses traces, mêlant et superposant matières, couleurs et textures, c’est bien tout l’inverse que propose la gravure : elle doit être lente, minutieuse et précise. Ariane Fruit joue avec cette ambiguïté dans un va et vient permanent entre les deux, avec un intérêt prononcé pour l’image hybride. Elle aime ce paradoxe de lenteur pour donner à voir les effets de la vitesse sur un paysage avec une grande diversité textures entremêlées. Ce flou, c’est le ressenti du voyage qui fait basculer l’image dans l’abstraction. 

Cette transe canadienne révèle à la fois la transe du voyage et la transe créative, l’état second qui nous détache d’une partie de nous-même pour retrouver un ailleurs intime. C’est une ode au train et à la fuite, mais aussi à la nature, une nature surexploitée, autrefois vénérée. La gravure, écran double de la fenêtre du train, est un regardé au dehors qui est aussi un regardé au dedans. Son corps a gardé la mémoire du mouvement, elle le redéploye sous nos yeux.

 

Extrait du catalogue d’exposition « Transe canadienne », Galerie Documents 15 (Avril 2022)

 



La meute

 

Anne Sauvagnargues 

 

La meute, série monumentale de cinq linogravures, présente le flot de voyageurs qui déferlent dans le métro, silhouettes happées par la circulation collective aux heures de pointe, dont l’effet d’aspiration est d’autant augmenté que le format, à l’échelle 1, nous place, par un effet de réel, devant un plan qui s’incurve comme si un couloir de métro nous faisait face et nous happait dans son tohu-bohu. Cette série porte à son maximum le contraste entre l’instantané du flash perceptif, confié à l’appareil aveugle, et l’interminable travail de développement assumé par la main.

Ce procédé prend, dans cette série, un caractère nouveau qui s’impose désormais comme l’une des marques du travail d’Ariane Fruit : le caractère herculéen, la prouesse athlétique de l’entaille, qui porte la linogravure bien au-delà des frontières habituelles de l’estampe, vers le monumental, le mural. Elle contraste de manière poignante avec la brièveté extrême de la prise de vue, son caractère haptique, déclenché à la main plus qu’à l’oeil. Les photos sont prises au jugé, l’appareil tirant à la sauvette, porté à hauteur de buste, à la manière de Vivian Maier ou de Walker Evans. Cela compte beaucoup pour les cadrages indécis, chaloupés, qui restituent le hasard du mouvement, ainsi que le déplacement dans le métro, cadré à partir du point d’axe de l’appareil photo. En somme, une telle perspective, résultant de cette captation neutre, anonyme et aléatoire, convient pour ces grands cycles de transhumance sociale, fermement rythmés et conduits dans l’équipement collectif de nos routes, tunnels, trains et métro, qui fonctionnent comme des tuyaux à l’intérieur desquels nous circulons.

Si bien que ce travail pictural montre aussi le choc que la photographie a fait subir à la grande peinture, en autorisant des prises d’images qui ne sont plus redressées à la verticale dans un plan de composition organisé pour un humain spectateur à l’arrêt, mais qui décoche obliquement des perceptions d’appareils. Difficile sans doute de restituer l’expérience du métro à partir d’un cadrage sage, stabilisé à hauteur d’un humain immobile, qui s’excepterait de la foule. Mais pour rendre La meute sans la représenter de manière spectaculaire, il fallait bien se déprendre du modèle qui installe l’artiste dans une position d’extériorité et de surplomb social, face à un paysage qu’il toise de toute sa hauteur, puis met en joue à partir de la grille perspective d’un écran fenêtre, redressé à la verticale. Cette perspective européenne, d’ailleurs constamment tournée et réinventée depuis le XVe siècle, que l’on songe aux plafonds baroques ou aux anamorphoses, s’avère ici non pas obsolète, mais bien locale, conventionnelle, et en tout cas inapte à rendre compte de ce qui se déchaîne ici : la circulation urbaine, la mêlée de transports sociaux, où la déferlante des allées et venues compte autant que la zone de transit du métro, qui apparaît ici comme un personnage à part entière. Car le métro, comme les mines ou les tombes, offre cet exemple rare d’architecture privée entièrement d’extérieur,architecture de vide et non de plein, invisible et sans façade puisqu’elle consiste exclusivement en un espace de circulation interne. Loin toutefois des grands discours sur l’assujettissement social, Ariane Fruit propose cette vue décentrée, jouant des possibilités perceptives d’un appareil qui ajoute à sa perception humaine limitée le relevé presque documentaire de sa situation. Ici, appareil photo et linogravure encadrent son geste d’un appareillage surdimensionné, autorisant cette perspective déjà appareillée, faite de hasard et de contrôle social. La prise de vue instantanée, qui ajoute le bougé du mouvement au flou d’un cadrage qui bave un peu, propose une expérience du métro en mouvement, à peine décentrée — quelques éléments restent bien identifiables, ici les néons, là des silhouettes, mais portés à une échelle qui en restitue le frottement parce que l’image a été déclenchée en bougeant. On sent bien qu’il s’agit d’une perspective visuelle inédite, oeil moteur en train d’avancer dans la foule, prise fortuitement par l’optique en train de se déplacer, puis lentement, minutieusement développée à la main.
Grâce à ce dispositif complexe, La meute fournit l’épreuve perceptive du transport en commun dans nos grandes métropoles urbaines. Elle ne figure pas le spectacle du métro, mais à la manière d’une installation, elle nous en fait subir l’expérience traumatique. Ce qu’elle montre, c’est nous, portés à l’état collectif… statistique, de particules dans ce flux qui nous vaporise peut-être, mais surtout nous fait rouler en meute à l’état collectif de liquide, ne nous prend en compte que dans la régularité sociale de nos marées, selon le relevé clinique de nos existences urbaines. D’où le climat très contemporain, sinistre ou inquiétant parce qu’il nous montre recueillis par les services et équipements qui organisent nos existences et, en même temps, ouvre ce relevé documentaire sur de nouvelles possibilités plastiques, tirant de nos existences sociales une nouvelle épreuve. Cet aspect documentaire et politique est toujours présent dansle travail d’Ariane Fruit. Une telle oeuvre mériterait d’ailleurs d’être exposée dans le métro.
De deux manières, ces linogravures transmettent le choc du métro : d’abord, leur format les tire vers l’affiche et « font métro » par un effet de réel, comme si on subissait de plein fouet l’aspiration collective qui nous entraîne dans le courant. D’où le titre : La meute, qui indique ce passage de l’individu isolé à la foule, nous porte à l’état statistique d’élément fondu dans la masse, ou plutôt nous disperse à l’état gazeux d’un flux durement canalisé par les couloirs vivement carrelés de lumière. Plus que d’une foule, il s’agit bien d’une meute, une foule mise en forme, collectée et contrainte par les tuyaux qui dirigent son déplacement, augmentent ou diminuent sa vitesse et guident sa direction. Cette accélération collective est restituée par le double décentrement, celui du coup d’oeil hyper rapide, confié à l’appareil photo, dont on sent bien la vélocité dépasser celle d’un oeil humain, qui aurait encore moins pu le restituer, et celui du développement, à la main, grandeur réelle, de cet instantané par le travail herculéen de la taille qui, encoche après encoche, sculpte la matrice en prélevant les blancs.

La vitesse est ici rendue de deux manières : par un expert travail du flou, qui traduit et intègre dans l’image la vitesse relative du déplacement de l’optique elle-même, et par les autres corps en mouvements, d’où l’effet de tremblé-bougé caractéristique que nous avons déjà remarqué. Mais aussi par le cisaillement des hachures et la sobriété implacable des noirs et blancs. Ariane Fruit enlève les lumières. C’est tout à fait décisif qu’elle parte du sombre (les silhouettes humaines) et ne grave ou n’intervienne que sur les lumières qui entourent, délimitent et fractionnent ces silhouettes. Celles-ci se trouvent fondues, mangées, balayées par la vitesse de leur déplacement ; non pas incorporées aux tuyaux qui les pompent, mais plutôt à la fois résistantes et tordues comme des algues, baignées dans le flux de photons qui rebondissent sur elles. Cela anime le plan d’un mouvement visqueux, irrésistible, tout en le tordant par une incurvation tubulaire. D’abord, parce que le point de vue (une ligne de vue plus qu’un point) provient du capteur numérique en déplacement, la grande maîtrise du flou permet d’obtenir cet effet cisaillé, déchiré des silhouettes, comme si le dur contraste du noir au blanc effilochait les formes. 

Il en résulte un effet de crépitement très particulier. D’une part, le flux des voyageurs est rendu par le travail du noir troué, grêlé par un crépitement de lumières, à la manière d’une plaque de toit sur laquelle une averse ricoche et rebondit. D’autre part, entre les pôles de blanc pur et de noir, là où la main n’a pas creusé la plaque pour en faire sortir, à la force du poignet, la lumière se distribue une gamme très nuancée et complexe de hachures et de textures qui vont de la dispersion en gouttes,en brume, en torrents jusqu’aux traits volontaires. Ce mélange de traits emprunte notamment à l’univers BD et en adopte les notations conventionnelles ; par exemple, les striages pour rendre le déplacement. Elles sont importantes pour faire sentir la présence de la main. Entre le noir de l’encre et le papier se déploie tout un éventail étendu de textures, du trait volontaire décidé et impérieux (les néons) aux nuages de hachures qui vaporisent les entailles en brume, les dispersent en pluie ou les concentrent en maelstrom informel. La palette de gris varie en valeur autant qu’en texture et en attaque, du granuleux au quasi liquide, se dispose entre les pôles adverses du noir encré et du blanc pur. C’est là où le papier reste nu qu’il éclaire l’ensemble du tableau.

Une peinture percussive agite ces planches. Du velours sombre et onctueux du noir mat naissent non point des silhouettes individuées, mais leur grouillement indistinct. On a déjà noté l’incurvation tubulaire du plan : elle n’est pas réalisée seulement par les marques volontaires qui jouent de manière assez lâche avec nos codes perspectifs usuels : diminution d’échelle, variation d’angles dans les lointains, etc. La gamme des coups de gouge s’entend aussi de manière musculaire, comme une gamme de chocs, et dans La meute, ces marques accentuent cette incurvation tubulaire et déforment les corps à la manière de Munch. On appelle « vue tunnelisée » ou « vue-tunnel » l’effet produit dans certains cas de peur panique ou d’affection oculaire, lorsque la vision s’étrécit au point de perdre toute vision périphérique pour se concentrer exclusivement sur un mobile en déplacement. Cet effet de focale obsessive est rendu ici par les marques libres qui auréolent les corps, à la manière dont Munch, dans Le cri par exemple, privilégie non pas la silhouette hurlante, mais les ondes qui l’entourent, dont on sent bien qu’elles s’expriment autant dans la gamme phonique que visuelle.

Il y a quelque chose d’acoustique dans le travail de gravure d’Ariane Fruit, parce que le dessin n’y vaut plus comme contour visuel, mais comme geste d’entaille, frappe percussive qui prélève de la matière et rebondit sur la matrice : vue haptique, vision tactile. Un tambourinage restitué à la vue, et qui, s’agissant du métro, rend le brouhaha et les discordances auditives auxquelles nos moyens de transport nous soumettent : fracas des wagons, sonneries hurlantes, piétinement d’une armée en marche dans les couloirs. La percussion tient à la proportion dans l’échelle des valeurs (beaucoup de noirs, quelques blancs), mais surtout à l’entaille. Le dessin ici est rapporté à son aspect moteur. Il fait rythme : un rythme visuel, mais aussi moteur et phonique, qui donne à ces grandes planches un aspect urbain très décidé, un tempo jazzy.



Extrait de « La main d’Ariane », catalogue d’exposition « Les États limites : gravures », Éditions De Mévius, 1700 La Poste (Septembre 2019)

 



Im Labyrinth der Vervielfältigung

Zu Ariane Fruits Linolschnitt Scène de crime

 

 Alexander Johannes Kraut

 

Als ich am Morgen nach der Jurysitzung aus Bietigheim-Bissingen wieder abfuhr, stellte ich mir den Linolschnitt vor, den wir, die Jury, für den ersten Preis ausgewählt hatten. Während draußen die Landschaft vorüberzog, sah ich gleichzeitig auch das Bild von Ariane Fruit. Scène de crime war hier im fahrenden Zug ein Ort, an dem ich gewesen bin. Wir standen um das riesige Bild herum wie um einen Teich, vom Galerieboden blieben ringsum nur schmale Stege frei. Eigentlich hat uns das Bild zu dieser Entscheidung gezwungen, dachte ich, Ariane Fruit hat in ihrer Inszenierung diese Rolle für uns vorgezeichnet. Wir mussten ihr freiwillig folgen.

Das Atelier ist der Sonderfall unter den Arbeitsräumen, Traum von einer Arbeit, die man liebt. In Scène de crime sehen wir ein Atelier, wir sehen es von oben, und unser Blick wird im Zentrum des Bildes fixiert, dort liegt eine Frau ausgestreckt am Boden. Die zentralperspektivische Sichtachse ist hochdramatisch und weckt unmittelbar Bilder aus Filmen, Francoise Truffauts Schießen sie auf den Pianisten könnte einem einfallen, und natürlich Hitchcocks Vertigo. Tatsächlich sehen wir hier die Künstlerin bei der Arbeit und können für den Moment beruhigt annehmen, dass alles seine Ordnung hat, hier ist kein Unglück geschehen. Für diesen Linolschnitt hat Ariane Fruit den realen Boden ihres Ateliers zur Druckplatte umfunktioniert. Sie hat alles, was sich im Raum befand, fotografiert, am Computer montiert und die so entstandene fotographische Collage in den Linoleumboden graviert. Ein schnelles, modernes und ein zeitaufwändiges, altes Medium greifen hier ineinander. Die Kamera reiht wie auf einer Perlenkette Gegenwart an Gegenwart, die sich vor unseren Augen in Vergangenheit verwandelt. Der fotografische Moment trifft in Ariane Fruits Bild auf die immense Arbeitszeit von einem Jahr, die nötig war, um diese Druckplatte mit der Hand zu schneiden. Ein Hohleisen bietet eigentlich nur sehr begrenzte Möglichkeiten, aber jeder Schnitt hat seinen eigenen Charakter und die Anordnungsmöglichkeiten sind endlos. Das Messer sinkt ein, Lichtgräben werden gezogen, schwarze Stege bleiben stehen, vom Auge schließlich umgebaut zu Licht und Schatten. Jeder Schnitt ein Zeichen, deutungslos, doch in der Gemeinschaft dieser Kürzel bilden sich die Gegenstände aus. 

Eine kaum überschaubare Vielfalt an Arbeitsmaterial drängt sich entlang der vier Wände, längst ist auch die Türe verstellt. Dennoch herrscht Stille. Im Betrachten werden wir, wie diese Dinge, zu Zeugen konzentrierter Arbeit. Stifte auf dem Fensterbrett, Pinsel und Federhalter in übervollen Gläsern. Das Essen auf dem Tisch ist unberührt, ein Weinglas steht auf seiner Spiegelung.  Gegenüber wurde an einer kleinen Linoleumplatte gearbeitet, sie zeigt Probeschnitte, eine Schere liegt dabei, ein Cutter, einzelne Klingen. In der Mitte des Tisches liegt ein einzelner Löffel. Am vergitterten Fenster steht ein Pfennigbaum. Bilder-Drucke, die auf einem schwarzen Koffer liegen, Bücher, Festplatten, Ladegeräte, Kabelsalat. Eine Wandtafel mit Buchstaben und Sonderzeichen. Auf einem Laptop ist ein Ausschnitt von ‚Scene de crime’ in einem Bildbearbeitungsprogramm geöffnet. Per Mausklick ließe sich das Bild in Malerei, in ein Piktogramm oder in einen Holzschnitt verwandeln. 

Auf der mittleren Arbeitsplatte liegt ein lithografischer Stein aus Sollnhofer Marmor. Verschiedene Schabeisen liegen dabei, auch ein kleines Stück Schiefer, um sie auszuprobieren. Bilder sind an die Wand geheftet. Ein Mensch, der in die Ferne sieht. Eine Landschaftsfotografie. Licht, Bäume, Wildnis. Hier wird von Hand gezeichnet was das Auge sieht. An der letzten Nische steht ein Hocker. Seine Sitzfläche glänzt, die Maserung fließt in wenigen Schnitten über die runde schwarze Fläche.  Auf der beleuchteten Arbeitsplatte liegt ein Ordner mit Negativen, auf ihnen wird Licht zur Dunkelheit und umgekehrt. In den Kontaktabzügen finden wir auch die Landschaft wieder, die nebenan lithografiert wird. Weiße Handschuhe. Die Vergrößerung eines Bildes unter einer Lupe. Die Fotografien sind hier auch Dinge. Auf dem Tisch steht eine Rolleiflex, Ariane Fruit ist ausgebildete Fotografin. La Police des Images, ein Buch über Bildrechte, liegt dabei. Dann ist da noch der Planschrank, die Druckpresse, das kaum zu entschlüsselnde Konglomerat aus Druckutensilien daneben, zahllosen Rollen, bedruckte Papiere, Zitate. Das Glück. Endlos spielt der Blick mit den Dingen, gefangen im Labyrinth der Vervielfältigung, und sucht doch immer wieder einen Ausweg im dunklen Rechteck des Fußbodens. Major Tom to ground control: das All scheint sich hier aufzutun. 

Ein ganz normaler Tag im Atelier. Ich erinnere mich an ein YouTube Video, in dem Jean-Luc Nancy erläutert, dass das Nichts kein Ding ist, no-thing. Genau daraus lässt im Atelier etwas machen. Während in Geschäftsräumen Gewinn und Verlust im Voraus berechnet werden, wird man im Atelier sofort beschenkt. Die bloße Begeisterung hebt uns und unser Vorhaben hoch, und setzt uns ein kleines Stückchen weiter unten wieder ab. Wiederholen, variieren, verwerfen. Ich konnte, also kann ich wieder. Wie bei den fliegenden Fischen: Um ihren Feinden im Wasser zu entfliehen, erheben sie sich dank ihrer verlängerten Brustflossen aus dem Wasser in die Luft, wo sie häufig von Greifvögeln ergriffen werden, die dort auf sie lauern. 

Warum werde ich das Gefühl nicht los, das ich dieses Bild nicht als Einzelner, sondern als Teil einer Gruppe sehe? Man kann das Bild von jeder Seite betrachten, das ist das Eine, aber da ist auch dieser Überblick bei gleichzeitiger Nähe, wie wir ihn haben, wenn wir hinter einer Kamera stehen. Der Raum, den wir sehen, erzeugt den imaginären Raum, in dem wir uns befinden. Was ist das für ein Raum? Wenn wir wie die Künstlerin ein Jahr in diesem Bild verbracht hätten, könnten wir uns wahrscheinlich sogar darin umdrehen und nach oben schauen, um an der Decke nach dem Loch zu spähen, durch das wir, die Gäste, Scène de crime gerade betrachten. Mir, dem abschweifenden Betrachter, kommt noch die Möglichkeit in den Sinn, ich hätte dank dieses Bildes nicht durch, sondern in eine Kamera gesehen. Von der Seite des Objektivs aus, mit dem sonst das Licht für die Aufnahme eingefangen wird. Eine wunderbare Vorstellung: ein Film, belichtet vom Augenlicht des Publikums. 

 

Extrait du catalogue « Linolschnitt heute XI » (juillet 2019)

 


 

Un geste de taille

 

Élodie Kuhn

 

On le pressait, là-haut, de rendre sa copie.  En trente ans de métier, il n’avait jamais compris comment ses collègues s’y prenaient pour faire entrer l’incroyable complexité d’un crime dans les cases stériles de l’analyse scientifique. Et la scène découverte au fond d’un local sinueux du 18èmearrondissement de Paris résistait plus encore que les autres. Cette vue plongeante occupait tout son paysage mental. Entre deux gorgées de whisky bien tassé, il relut les premières lignes du procès-verbal de constatation rédigé tard dans la nuit :

 

« Sur la matrice d’un sol de linoleum bleuâtre de 2 mètres par 2 mètres 70,  avons découvert l’empreinte d’une femme, allongée face contre sol, le bras suspendu dans un geste de taille. Le corps est disposé au centre d’une pièce rectangulaire, dont l’un des quatre murs ouvre sur la rue quand les trois autres sont chargés d’œuvres ou soutiennent du mobilier de professionnel.  Tout porte à croire que ce lieu abrite une intense activité artistique. »

 

Plus loin, il avait dressé l’inventaire exhaustif des objets composant ce bazar incroyablement ordonné, un travail de liste dont il était sorti plus confus encore. Rien de très aidant, donc, pour la suite de l’enquête. Il récapitula mentalement ses rares certitudes : cette scène était le fruit d’un acharnement de plusieurs mois,  elle illustrait la persévérance de son auteure, ses goûts pour l’illusion de l’exactitude photographique.  Il y avait là un sens inouï de la composition : c’était l’œuvre d’une véritable artiste du crime.

Et après ? Trop de choses se heurtaient,  l’affaire semblait insoluble. Il en avait pourtant résolu, des cas, par le passé. Pour celui-ci il avait puisé dans les vieux souvenirs du cas Spoerri et sa topographie du hasard, dans les échos de Baumgartner ou dans les crimes de Dix, sans résultats probants.  Ce qu’il pouvait établir nettement, c’était la préméditation avec intention de créer. Pour le reste, il éprouvait délicieuse sensation de se faire balader. Cette œuvre était certes jonchée d’indices mais il s’agissait de le mener sur de fausses pistes, pour  épargner l’essentiel. Les armes du crime, par exemple, étaient restées sur place et livraient trop facilement un modus operandi : planches photographiques,  têtes de gouge,  matériel informatique, vieille presse, scories de linoleum. L’artiste avait poussé le bouchon jusqu’à intégrer des références à d’autres criminels, jusqu’à proposer des modes d’analyse de son propre délit.

En réalité, à chacun, la scène parlait différemment et personne ne s’intéressait aux mêmes détails.   Le concernant, il revenait sans cesse à cet homme sans tête près de la fenêtre, aux yeux durs dans l’assiette, à l’opaque tâche de sang d’encre et surtout au gant de plastique noir.  Il songea soudainement aux mains qu’avait protégées ce gant. Elles avaient dû souffrir beaucoup pour arriver à ce résultat vertigineux. Il devinait des paumes abîmées par l’effort d’une lutte à mort : des paumes tout à la fois coupables et victimes de création.

 

Finalement, cette criminelle se jouait des regardeurs, des témoins et peut-être d’elle-même. Elle les condamnait tous à plonger avec elle dans cette mise en abîme existentielle. L’artiste était partout mais partout inatteignable. Impossible d’établir le moindre portrait-robot.  Il savait une chose cependant : elle recommencerait. Et, bon Dieu, il avait hâte.

 

Extrait du journal-invitation « Scène de crime rue de l’Échaudé »

(Novembre 2018, Galerie Documents 15)

 


 

Graveuse en série 

 

Anne Sauvagnargues

 

Ça se passe par terre. Au sol. En bas. Rien d’étonnant : une scène de crime fonctionne aussi comme un dur rappel à la gravité.

D’un côté, on est aplati au sol, rudement réduit aux deux dimensions de la feuille devant ce corps du délit recroquevillé, vaguement en lévitation sur son plan quadrillé. Marqué, mais inerte. Inerte d’ailleurs, est-ce si sûr ? Une main se détache, s’agite peut-être encore, gratte le sol. Avant d’avoir pu s’intéresser à cette main, on découvre sur les bords du cadre l’élévation des meubles et murs restés debout dans la pièce, qui trouent maintenant les quatre bords du plan qu’ils compriment de leur falaises verticales, en 3D.

La gravure bidimensionnelle bascule alors dans la photographie métrique judiciaire qui shoote par dessus, survole de haut les scènes de crimes pour en établir le relevé légal stéréométrique. Cet œil photographique, tout en aplatissant la silhouette par terre, nous oblige aussi par un vertigineux haut le cœur à nous percher en altitude, sous la perspective divergente d’un survol qui écrase : le corps aplati est ainsi vu de haut. De très haut. Pas d’aussi haut que le regard de Dieu dans les scénographies baroques, mais enfin, d’assez haut, à la hauteur du Préfet de police.

Graver par terre, quelle drôle d’idée ! Depuis longtemps nos sols sont quadrillés de dalles orthogonales, jointes bords à bords. Ariane Fruit les traite ici comme une mise au carreau disponible à même le sol de son atelier. Cela déjoue la perspective renaissante qu’Alberti ou Dürer redressaient à la verticale, à l’aplomb d’un artiste qui domine le plan de toute sa hauteur. Ici, la grille perspective est retombée par terre. On n’a pas affaire à un regardeur, mais à une graveuse, pire, à une graveuse en série, dont la place sociale on s’en doute, reste au sol.

La fameuse grille perspective n’était pas une fenêtre alors, mais un vulgaire tapis de sol ? De préférence en linoleum ! Ce support industriel de même âge que la photo marque un seuil populaire en gravure. Mais avec Scène de crime, c’est le sol en lino lui-même qui fait office de matrice. Cela insiste sur l’aspect géographique de la gravure (grapho : je trace, j’écris), comme dans géo-graphie : tracer par terre. Cette gravure au pied, gravure de sol, géogravure s’émancipe des cadres de la presse.

Mais en même temps, la gravure croise la criminalistique. Polyclète le sculpteur qui fixait le Canon (la règle) des belles proportions, est remplacé par Bertillon, scribe kafkaïen de la Préfecture de police, qui invente ces mises en série fascinantes de couleurs d’iris, de planches de nez, d’oreilles, tout comme ce dispositif judiciaire de la photographie métrique.

Ce croisement de la gravure ancienne et de la photographie est au cœur du travail d’Ariane Fruit : rencontre de deux procédés de reproduction mécanique, qu’elle agence de manière à placer son intervention de graveuse (d’aggraveuse) au cœur d’un atelier devenu chambre noire, s’aidant des clichés photo pour restituer une prise de vue qu’elle développe à la main, par incision patiente, creusant dans la matrice pour enlever les blancs. Ici, le dispositif au sol, qui traverse la gravure, la précipite dans cette forme sociale et inquiétante de la photographie d’Etat. Le détour par la préfecture de police est indispensable pour apprécier la brutale torsion du cadre de vue, simultanément cloué au sol, aplati dans sa trame perspective, et surélevé. Sans corpus delicti, pas de crime. Mais le corps est ici flashé, de dos. Le portrait orgueilleux de l’artiste à sa fenêtre, Alberti le regardeur fait place à cette nouvelle venue : la géograveuse, miniaturisée dans la chambre photographique qui la surveille et la rend visible, dont elle distribue les lumières à la main.

 

La scène de crime ainsi exposée ne constitue pas le crime lui-même, mais bien son relevé, une épreuve parmi d’autres tirée à même le sol, carreau après carreau, et qui en redresse les tirages dans l’espace habituel des images d’art, à la verticale. Mais l’ensemble de l’œuvre contient aussi la matrice de la gravure (c’est-à-dire le sol de l’atelier), et son procédé : le temps extrêmement long du révélateur, assumé ici par la graveuse à quatre pattes, sorte de limace aveugle qui transforme copeau par copeau son vieux sol lino en écran réfléchissant.

 

Extrait du journal-invitation « Scène de crime rue de l’Échaudé »

(Novembre 2018, Galerie Documents 15)

 



« Art & Métiers du Livre »
n°327 (juillet-août 2018)

Texte : Stéphanie Durand-Gallet

 

 

Lire le PDF :

AML 327 Ariane Fruit

art-metiers-du-livre.com

 


 

Extrait du catalogue d’exposition « Scènes d’estampes », 2015

Texte : Pascal Hemery

 

 

Lire le PDF :

Ariane_Fruit